Trouvant à m’occuper en ce temps d’assignation à résidence, je me suis attelé à la consultation et à l’inventaire des documents et photos provenant de la famille de ma grand-mère paternelle, la famille Sicot, originaire d’Anjou et du Poitou.
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Je découvre cette belle et émouvante photo représentant mon arrière grand-mère, Madame Joseph Sicot, née Andrée Barbier (1886-1981), entourée de ses quatre enfants, Georges (1914-2014), Françoise (1912-1942), ma grand-mère Hélène (née en 1921) et Jacqueline (1909-1998). La photo a été prise en juillet 1924 à Fouras-les-Bains (Charente-Maritime).
Le temps est radieux. Les tenues estivales sont de sortie. Les plus jeunes sourient à l’objectif. Andrée, fatiguée, tente de faire bonne figure. De divertir ses enfants, d’égayer leur existence autant qu’elle le peut. Leur père, Joseph, ne participe pas à l’escapade balnéaire. Neurasthénique, en proie aux démons de son esprit vagabond, ceux qui rongèrent sa propre mère, Isabelle Sicot, née Giraud (1849-1935), qui prenait peur d’un rien et s’enfermait dans un placard lorsque le tonnerre grondait, il est soigné dans une maison que les familles bourgeoises qualifient « de repos », avec pudeur et dignité. Prisonnier de ses phobies, de ses obsessions, de ses angoisses aussi, le beau Joseph n’est plus que l’ombre de lui-même. Dieu sait pourtant que la nature l’avait doté des plus heureuses dispositions, d’une aisance confortable, d’une intelligence certaine, d’un physique pour le moins agréable !
En cet été 1924, Andrée porte le masque de la lassitude, le sombre visage des responsabilités que lui incombent la charge d’une famille nombreuse et la gestion courante des quatre fermes que sa famille possède à Saint-Julien-l’Ars dans la Vienne. Soulager les souffrances d’un mari névrosé, traiter la comptabilité et la gestion des fermages, recevoir les fermiers, qui ne viennent jamais sans doléances, s’agacer de l’oisiveté d’un père, Evariste Barbier (1854-1924), lequel occupe sa morne existence au café du bourg, supporter les remontrances d’une mère tyrannique et orgueilleuse, Berthe Barbier, née Loisillier (1861-1951), éduquer des enfants polissons, parfois gagnés par la paresse… Les journées d’Andrée prennent souvent le chemin d’un marathon sans fin. Ce petit séjour au bord de la mer, au grand air du littoral charentais, l’a-t-il reposée ? Apaisée ? Ragaillardie ?
Assurément peut-elle compter sur la maturité de sa fille aînée Jacqueline qui, du haut de ses quinze ans, paraît déjà sortie de l’enfance et de l’adolescence. Mais ne développe-t-elle pas, elle aussi, quelques secrets tourments, intimement liés à l’atavisme paternel ? Françoise, dont Jacqueline enviera l’éclatante beauté, celle des Sicot, mais aussi le caractère solaire, enthousiasme sa mère, autant que sa fratrie. Toujours prompte à distribuer le bonheur autour d’elle, elle irradie, de sa chaleur communicative. Sa disparition tragique, à l’âge de vingt-neuf ans, éteindra pour toujours le feu d’une famille déjà lourdement éprouvée. En dépit des quelques années qui les séparent, Georges et Hélène, les plus jeunes, dont le teint buriné faisait dire à certains membres de ma famille, les plus facétieux, que les Arabes avaient sans doute fait souche à Poitiers au terme de la bataille éponyme, lient leurs jeux et leur cœur. Cette grande complicité demeurera jusqu’au décès de Georges en 2014. Georges et Hélène s’aimaient sous le regard lointain de leur sœur Clémence, née en 1918, décédée huit mois plus tard, dont la disparition affecta durablement et profondément leur mère.
Courageuse Andrée ! Je mesure la force de caractère et d’âme de cette femme combattive, opiniâtrement combattive, qui surmonta les nombreuses épreuves de son existence avec ardeur, foi, respectabilité. Je souhaite qu’elle ait trouvé un tant soit peu de bonheur, de joie, d’épanouissement dans l’amour sincère que lui vouaient son mari, Joseph, ses enfants, les nombreux cousins qui appréciaient sa bonté, sa force tranquille, imprégnée du doux parfum de la campagne poitevine, son érudition – quoique myope, elle dévorait, la nuit venue, les ouvrages d’histoire. Lionel, marquis de Verdalle, son cousin maternel, lui rendait souvent visite, à l’impromptu, dans sa propriété d’Availles. Tous deux conversaient à bâtons rompus, refaisant le monde, un monde que nous n’avons pas connu, que nous ne connaitrons plus, un monde dont me parle souvent ma grand-mère, Hélène, Maman-Bonne, qui, dans sa centième année, m’évoque encore avec tendresse les baudets du Poitou, la domestique Honorine qui lui racontait des histoires de meurtres, l’oncle François Sicot et ses « petites mignonnes », Radegonde de Lagrange, la plus tendre des amies.
Cette photo, anodine mais touchante, sortie d’une boîte qui ne sortait pas d’un placard, lequel aurait pu servir de refuge à Isabelle, m’aura permis d’exhumer, dans ma solitude contrainte, la mémoire d’Andrée, mon arrière grand-mère. Une femme forte en tous temps.